20.

 

C’était une grande pièce, qui ne se trouvait pas dans les appartements de Gregory et de Rachel, mais plus haut dans l’immeuble. Je compris pour la première fois que le bâtiment lui-même était le Temple de l’Esprit de Dieu, et que tous ses étages vibraient de monde.

La pièce étincelait de verre et d’acier. S’y trouvaient des tables faites en pierre travaillée, dure comme une matière arrachée du fond de la terre, des machines alignées le long des murs, des caméras qui suivaient les mouvements des occupants.

Ils étaient nombreux.

J’entrai, invisible, franchissant aisément toutes les barrières. Je circulai parmi les tables, regardant les écrans vidéo alignés sur les murs, les ordinateurs encastrés dans des niches, et d’autres appareils que je ne comprenais pas.

Silencieusement, des programmes de la planète entière apparaissaient sur les écrans. Certains montraient les informations accessibles à tous, d’autres, captaient des images particulières et secrètes. Les engins qui espionnaient étaient ternes, verdâtres et sinistres.

Les ossements trônaient au milieu de la pièce, sur une table chirurgicale. Le coffret, vide, gisait à l’écart. Des médecins et des savants entouraient Gregory.

Celui-ci décrivait les ossements comme une relique, qu’il fallait analyser sans lui porter atteinte. Pour ce faire ils utiliseraient les rayons X, le carbone 14, effectueraient d’infimes prélèvements pour déterminer le contenu, tenteraient une légère aspiration au cas où ils contiendraient un liquide à l’intérieur.

Gregory était perturbé et hirsute ; ce n’était plus le même homme.

— Vous ne m’écoutez pas ! s’écria-t-il farouchement, à l’adresse de ses loyaux médecins. Traitez ces os comme un trésor inestimable. Je ne veux aucun accident de parcours. Aucune fuite dans la presse ni dans cet immeuble. Faites vous-mêmes le travail. Tenez vos techniciens indiscrets à l’écart.

Ces hommes l’écoutaient trahir leurs pensées. Ils ne s’abaissaient pas comme des laquais. Ils prenaient des notes sur leurs blocs en échangeant d’occasionnels coups d’œil et acquiesçaient dignement aux paroles de celui qui payait les factures.

Je connaissais ce genre d’homme. Des scientifiques très modernes, juste assez savants pour être convaincus que rien de spirituel n’existe, que le monde est exclusivement matériel, auto-créé ou résultant d’un « big bang », et que fantômes, malédictions, Dieu et Diable sont des concepts inutiles.

Ils étaient par nature dénués de bonté. Ils avaient même en commun une certaine dureté – plus qu’un caractère sinistre, une difformité morale. Tous ces hommes avaient commis un crime ou un autre, dans le cadre de la médecine, et leur situation dépendait entièrement de la protection de Gregory Belkin.

Autrement dit, c’était une bande de médecins révoqués soigneusement sélectionnés par Gregory pour accomplir certaines tâches.

Je m’enchantai de la merveilleuse chance qui l’avait poussé à confier les ossements à cette meute d’imbéciles plutôt qu’à des magiciens. Mais où aurait-il trouvé un magicien ?

Quelle différence, pour moi, s’il avait fait appel aux hassidim – des zaddiks, qui ne le haïssent pas et ne le redoutent pas –, à des bouddhistes ou à des zoroastriens ! Même un médecin hindou de l’Occident aurait pu représenter un danger.

Je me redressai, toujours invisible, puis me rapprochai, jusqu’a toucher l’épaule de Gregory. Je sentis sa peau parfumée, son beau visage soyeux. Il parlait d’une voix sèche et mécontente, dissimulant son anxiété.

Les ossements. Je n’éprouvai rien en les voyant. Accomplis quelque belle blague ici, prends le foulard, et retourne auprès de Rachel. Visiblement, le déplacement des ossements n’avait aucun effet sur moi ; non plus que les regards fouineurs de ces médecins.

En ai-je fini avec vous désormais ? Je parlais aux ossements, mais les ossements ne répondirent pas.

Ils n’étaient pas en état. Ce n’était plus qu’un squelette mal assemblé dont l’or resplendissait sous les lumières. Des cendres s’y étaient attachées, mais ils paraissaient aussi solides qu’avant. Pour l’éternité.

Mon âme était-elle emprisonnée à l’intérieur, mon tzelem ? Ai-je besoin de toi ? Peux-tu me blesser, maître ?

Gregory savait que j’étais là ! Il se tourna, en vain. Les autres – ils étaient six – remarquèrent son agitation, et le questionnèrent.

Un homme toucha le coffret.

— N’y touchez pas ! dit Gregory.

Il était terrorisé. Je me régalais ! J’éprouvais toujours quelque fierté à tourmenter les solides et les vivants, mais c’était trop facile, je devais me retenir…

M’éprouver moi-même, telle était ma mission, et je ne devais pas me laisser entraîner à des petits jeux.

— Nous les manierons avec un soin extrême, Gregory, promit un jeune médecin. Mais nous allons devoir faire des prélèvements substantiels. Pour pouvoir obtenir une datation au carbone et l’ADN, nous risquons de devoir…

— Vous voulez l’ADN complet, non ? renchérit un autre, soucieux de s’attirer les bonnes grâces du maître. Vous voulez savoir tout ce que nous pourrons apprendre sur ce squelette : sexe, âge, cause du décès, tout ce qui peut être contenu à l’intérieur…

— Vous serez sidéré de voir tout ce qu’on peut découvrir.

— Le projet de la momie, à Manchester, vous avez vu tout ça ?

Gregory acquiesçait en silence, par des hochements de tête rigides, parce qu’il savait que j’étais là. J’étais invisible, mais entièrement formé et revêtu des vêtements que j’avais choisis, assez fluide pour le traverser à mon gré, ce qui lui aurait donné la nausée, lui aurait fait du mal, et l’aurait fait tomber.

Je touchai la joue de Gregory. Il le sentit, et fut pétrifié. Je passai mes doigts dans ses cheveux. Il retint son souffle.

Le bavardage scientifique se poursuivait, intarissable :

— Dimension du crâne, mâle, et le pelvis, probablement, vous vous rendez compte…

— Faites attention ! explosa soudain Gregory. Les savants se turent. Traitez ces ossements en reliques, vous m’entendez ?

— Oui, monsieur, nous comprenons.

— Les scientifiques qui effectuent cette étude sur la momie égyptienne…

— Ne m’en racontez pas davantage. Expliquez-moi seulement ce que c’est ! Et gardez le secret. Il ne nous reste plus beaucoup de jours, messieurs.

Qu’est-ce que cela signifiait ?

— Je n’aime pas l’idée d’arrêter le travail, alors commencez tout de suite.

— Tout s’annonce magnifiquement, déclara un savant plus âgé. Ne vous inquiétez pas pour le temps.

— Sans doute avez-vous raison, répondit Gregory, déconfit. Mais ça peut très mal tourner.

Ils acquiescèrent, uniquement parce qu’ils craignaient de perdre sa protection. Ils s’interrogeaient : parler, ne pas parler, hocher la tête, saluer, que faire ?

Je pris une profonde inspiration et décidai de devenir visible. L’air s’agita, la pièce reçut une vague commotion tandis que les particules s’assemblaient avec une force prodigieuse ; pourtant je ne réalisais que la première étape, la forme éthérée.

Les savants regardaient autour d’eux, en pleine confusion ; le premier à me voir me montra du doigt. J’étais transparent, mais vivement coloré, et d’une parfaite précision.

Puis les autres me virent.

Gregory fit volte-face, et me regarda.

Je lui décochai mon sourire doux et malfaisant. Je flottais. Sous ma forme éthérée, je n’avais pas à me tenir debout, à m’ancrer. J’étais à mille degrés de la densité qui obéit à la gravité. Je me posai sur le sol, sans en avoir besoin. C’était un choix, comme la position d’une fleur dans un tableau.

— C’est un hologramme, Gregory, déclara l’un des docteurs.

— Projeté par un appareil, dit un autre.

Les hommes commencèrent à chercher autour d’eux dans la salle.

— Mouais, c’est une des caméras, là, en haut.

— … il y a un truc.

— Enfin, qui oserait faire une blague pareille dans votre…

— Silence ! dit Gregory.

Il leva la main pour demander l’obéissance absolue, et l’obtint. Son visage était assombri par la peur et le désespoir.

— Souviens-toi, dis-je. Je t’ai à l’œil.

Les autres m’entendirent, et commencèrent à chuchoter.

— Passez la main dedans, suggéra celui qui était le plus près de moi. Comme Gregory n’en faisait rien, le jeune homme s’approcha. Je me contentai de le regarder, me demandant ce qu’il éprouvait – un frisson, un choc électrique ? Sa main me traversa facilement, ne provoquant aucune rupture de vision.

Il la retira.

— Quelqu’un a bidouillé la sécurité, se hâta-t-il de dire, en me regardant droit dans les yeux.

Ils s’étaient remis à discuter, expliquant que l’image était manipulée, que quelqu’un avait trouvé un moyen de le faire, et que c’était probablement…

Gregory ne pouvait se résoudre à répondre. Il se débattait désespérément pour reprendre le contrôle, pour trouver contre moi quelque puissante arme verbale qui ne le ridiculiserait pas aux yeux des autres. Puis il parla enfin, d’une voix glaciale.

— Quand vous me remettrez vos rapports, dites-moi exactement comment on peut détruire ces ossements.

— Gregory, cette chose est un hologramme. Je vais appeler le service de sécurité…

— Non. Je sais qui est responsable de cette petite facétie. Quelqu’un s’en occupe. J’ai juste été pris au dépourvu. Mettez-vous au travail.

Son assurance et son air de commandement serein étaient royaux.

Je ris doucement, et l’embrassai sur la joue. C’était rude, et il s’écarta. Les hommes étaient stupéfiés par ce geste.

Ils se contentèrent de se rapprocher, m’encerclant, absolument convaincus, dans leur incroyable ignorance et leurs certitudes, que j’étais une apparition manœuvrée électriquement. Pendant un moment, je scrutai leurs visages. J’y lus de la méchanceté inconnue de moi. Elle était liée au pouvoir. Ces hommes adoraient leur pouvoir. Que faisaient-ils quand ils n’analysaient pas de reliques ?

Je les laissai m’examiner, regardant un visage après l’autre. Je distinguai le maître cerveau, le grand docteur émacié, qui se teignait les cheveux en noir, et que sa maigreur vieillissait. Il était le plus intelligent, plus critique et plus soupçonneux que les autres, et il suivait les réactions de Gregory d’un œil calculateur.

— C’est astucieux, cet hologramme, dit-il. Nous pouvons procéder à l’analyse dès ce soir et vous donner une image semblable de l’homme qu’a été ce squelette autrefois.

— Pouvez-vous vraiment le faire ? demandai-je.

— Oui, bien sûr.

Il s’interrompit en découvrant qu’il s’adressait à moi. Puis il commença à gesticuler autour de moi ; les autres l’imitèrent, essayant d’intercepter le rayon censé me projeter.

— Simple exercice, lança un autre, ignorant hardiment l’étrangeté persistante de tout cela.

— Nous allons tout de suite nous occuper de cette affaire de sécurité.

Les autres continuaient à scruter le plafond et les murs.

Un homme s’approcha d’un téléphone.

Non ! dit Gregory.

Il fixait les ossements.

— … imbibé de quelque chose, un produit chimique, manifestement ; eh bien, nous pouvons faire analyser le tout, et nous serons en mesure de vous dire…

Gregory se retourna pour me regarder. Je le compris plus profondément : c’était un homme qui utilisait tout ce qui venait à lui ; il n’était pas passif. La frustration qu’il éprouvait allait alimenter sa rage et son inventivité ; elle allait lui faire accomplir de nouveaux exploits. Mais, pour le moment, il se retenait, prenait son temps. Ce qu’il apprenait allait renforcer sa ruse et sa capacité à surprendre.

Je me tournai vers les médecins.

— Faites-moi connaître les résultats de vos analyses, voulez-vous ? lançai-je, délibérément diabolique.

Cela créa un émoi.

Et je me volatilisai.

La chaleur me quitta, et les particules grouillèrent, trop minuscules pour que les hommes les voient. Cependant, ils sentirent le changement de température et le mouvement de l’air. Désemparés, ils cherchaient autour d’eux une nouvelle projection d’image, peut-être, une bifurcation du rayon de lumière.

Je compris quelque chose de plus : ils croyaient leur science omnipotente. La science était l’alpha et l’oméga de tout et de n’importe quoi. Autrement dit, c’étaient des matérialistes qui tenaient leur science pour magique.

L’ironie de tout cela m’amusait beaucoup. Je m’élevai au travers des strates animées de l’immeuble, jusqu’à ce que je ne voie plus les ossements.

J’errais dans la douce fraîcheur nocturne du ciel. Retrouve Rachel, m’enjoignis-je. Ton épreuve est accomplie. Tu sais que tu es libre.

Il ne peut pas t’arrêter. Va où tu veux.

Cependant, l’expérience ne serait terminée que si je parvenais à me rendre solide une nouvelle fois.

Le foulard. J’avais oublié le foulard.

Je me rapprochais de l’immeuble, dont je découvrais toute la hauteur et la grandeur. Entièrement recouvert de granit, il s’élevait en une courbe majestueuse, évoquant un lieu de culte antique. Il devait y avoir une cinquantaine d’étages. Nous étions au vingt-cinquième étage, juste avant.

Je descendis en jetant des coups d’œil par les fenêtres, à la recherche de pièces d’habitation personnelles. Des bureaux, j’en vis des centaines. Je me déplaçais facilement de droite à gauche, effaré par ces salles remplies d’ordinateurs. Je vis les laboratoires équipés où des gens sérieux étudiaient des plaques sous microscope et mesuraient des potions pour les verser dans des flacons, soigneusement scellés par la suite.

Qu’était-ce donc ? Cela faisait-il partie des rackets religieux de Gregory ? Des drogues pour ses adeptes ? Des médecines spirituelles, comme le soma des adorateurs du soleil en Perse ?

Que de laboratoires ! Je voyais des hommes et des femmes en tenue stérile blanche, masqués, les cheveux entièrement dissimulés sous des bonnets blancs. Des réfrigérateurs géants avec des panneaux d’avertissement contre la « contamination ». Des animaux dans des cages – des petits singes gris aux grands yeux effrayés, que des médecins nourrissaient.

Dans un secteur, je vis des humains qui se mouvaient très gauchement, dans des costumes en plastique de couleurs vives, avec des casques vitrés dignes de guerriers modernes. Leurs mains étaient prises dans des gants géants difficiles à manier.

À leur merci, les singes piaillaient désespérément dans leurs prisons. Certains d’entre eux restaient prostrés, malades ou terrifiés.

Très curieux, songeai-je. Quel étrange Temple de l’Esprit !

Je descendis jusque vers le douzième étage, peut-être, et là, enfin, je reconnus le grand demi-cercle du salon où je m’étais querellé avec Gregory. Je franchis la fenêtre, puis les couloirs, ouvrant et refermant doucement les portes, comme sous l’effet d’une brise.

Je vis le lit d’Esther et une photo d’elle, souriant au milieu d’autres jeunes filles, dans un cadre en argent. Je vis sur la courtepointe blanc de neige le foulard noir cousu de perles, soigneusement plié. Je fus transporté de joie. En entrant physiquement dans la chambre, je sentis le parfum d’Esther. Elle avait dormi ici, rêvé.

Sur sa coiffeuse étaient disposés des bagues, des boucles d’oreilles ornées de diamants, des bracelets ; tout un étalage de bijoux délicats et charmants, en or et en argent. Aux murs étaient accrochées des photos – Gregory, Rachel et Esther, ensemble, au fil des années. Une photo avait été prise en bateau, une autre sur une plage, une autre encore lors d’une cérémonie ou d’une fête – les femmes portaient des robes du soir.

« Esther, qui est-ce ? Pourquoi ? T’aurait-il tuée simplement parce que tu avais appris l’existence de son frère Nathan ? En quoi cela peut-il avoir une telle importance pour lui, Esther ? »

Mais aucune réponse ne me parvint des surfaces de cette pièce. L’âme était montée droit dans la lumière, emportant avec elle la moindre particule de souffrance et de joie. Elle n’avait rien laissé. Ah, être assassiné et monter directement vers la lumière !

Je me dirigeai vers le foulard. Ma main se fit plus dense et plus visible lorsque l’étoffe y bascula ; elle était magnifiquement tissée, en dentelle au centre, et entièrement bordée de délicates petites perles noires, exactement comme dans mon souvenir. C’était un grand foulard étrange, plutôt un châle, très original. Peut-être l’avait-elle trouvé exotique.

L’obscurité s’anima autour de moi. Fais-toi de chair solide. J’obtempérai. Quelque chose m’effleura et brilla devant moi, faible et incertain. Ce n’était qu’une âme perdue, l’âme d’un homme sans sépulture, peut-être, me prenant pour un ange dans la brume, puis s’éloignant. Rien à voir avec la chambre.

Maudissant les âmes perdues, je pris position dans le monde matériel.

Je serrai le foulard dans mes mains, encore ébloui d’avoir repris ma forme et de n’avoir à répondre à personne. Une nouvelle fois, gardant le foulard bien serré, je laissai les particules se détacher de moi, et j’enroulai mon esprit tout autour du foulard, afin de pouvoir le transporter.

Je m’élevai dans le bruit et la fumée qui planaient au-dessus de la ville. Un instant je vis ses lumières délicieusement éparpillées parmi les nuages, en bas. Le foulard me freinait, telle une grosse et lourde pierre au cœur de mon être, me faisant monter et descendre avec le vent d’une manière étrangement agréable.

Comme les oiseaux, peut-être, rêvais-je.

Rachel, Rachel, Rachel. Je me la représentais comme je l’avais laissée, non pas au-dessous de moi, hurlant de me voir disparaître, mais telle qu’elle avait été, assise en face de moi, avec ses grands yeux durs et les fils d’argent qui brillaient dans sa chevelure.

Je me sentis proche d’elle. Je pouvais presque la voir. Elle traversait la nuit avec autant d’agilité que moi, et je la contournai, m’élevant au-dessus d’elle, puis me rapprochant. Je ne voyais pas clairement. Son image était brouillée par le mouvement et la lumière.

C’était l’avion.

Je ne pouvais pas entrer dans l’avion. Je n’étais pas sûr de le pouvoir. Il allait trop vite. J’ignorais les limites de ma force. Pouvais-je assembler la matière nécessaire à la formation d’un corps dans l’habitacle d’une machine si rapide ?

J’imaginai une abominable catastrophe où je serais renvoyé dans l’oubli et le néant, sans pouvoir revenir à la vie. Alors, le foulard retomberait sur terre comme une miette noire de forêt brûlée, portée ici et là par le vent jusqu’à ce qu’il atterrisse. Le foulard d’Esther, divorcé de tout ce qui la concernait et de ceux qui l’aimaient. Le foulard d’Esther dans quelque ville inconnue.

J’attendis, et je suivis ; l’avion me guidait comme une minuscule luciole dans la nuit.

Nous volions au-dessus des mers du Sud. L’avion virait en descendant. Je contemplai alors l’immense étendue de Miami, glorieuse dans l’air tiède et imprégné de mer, un air exquis comme dans une ville antique où, esprit, j’avais été très heureux auprès d’un vieux sage, je pouvais presque…

Mais je devais me concentrer. Je vis la longue file de lumières colorées qui formait Océan Drive, à Miami Beach. Je reconnus l’immeuble surmonté du phare rose, le dernier, tout au bout du doigt osseux de la péninsule.

Lentement, je descendis à quelques rues de l’immeuble, m’engageant rapidement dans la foule dense qui flânait dans la rue, entre la plage et les cafés. La douce tiédeur de l’air était un enchantement. J’avais les larmes aux yeux devant la mer immense et les nuages magnifiques qui caracolaient dans le ciel. Si j’avais dû mourir, j’aurais aimé mourir là, moi aussi.

Un remarquable mélange humain m’entourait, totalement différent de la foule affairée de New York. Ces gens étaient là pour leur plaisir, tous de bonne humeur. Ils se regardaient les uns les autres avec tolérance, des plus jeunes, ostensiblement apprêtés pour séduire, aux gens très ordinaires ou très âgés.

Mes vêtements ne convenaient guère. Je fis une brève étude de l’habillement masculin – les hommes arboraient des vêtements lâches, des shorts, des sandales. Non. Il y avait un homme en magnifique costume blanc, comme celui de Gregory, avec une chemise à col ouvert.

J’optai pour ce style. Lorsque mes pieds touchèrent le trottoir, j’étais habillé comme cet homme, avec le foulard d’Esther à la main, et je longeais Océan Drive vers l’immeuble de Rachel.

Les têtes se tournaient, les gens souriaient, s’observent les uns les autres, recherchant la beauté. Il régnait une atmosphère de fête. Soudain, une fille me saisit le bras. Surpris, je fis volte-face et m’inclinai.

— Oui, qu’y a-t-il ? demandai-je.

Elle était à peine plus âgée qu’une enfant, avec des seins sculpturaux, presque nue sous sa tunique de cotonnade rose.

Ses cheveux blonds mousseux étaient retenus sur sa nuque par un gros nœud rose.

— Vos cheveux, dit-elle d’un air rêveur. Qu’ils sont beaux.

— Avec ce vent, c’est plutôt encombrant, répondis-je en riant.

— C’est ce que je me disais. Quand je vous ai vu approcher, vous aviez l’air heureux, sauf que vous aviez toujours vos cheveux dans la figure. Tenez, laissez-moi vous donner ceci.

Elle riait avec une gaieté toute simple, tandis qu’elle ôtait une longue chaîne en or de son cou.

— Mais je n’ai rien à vous donner en échange, protestai-je.

— Vous m’avez donné votre sourire. Elle se glissa vivement derrière moi, rassembla mes cheveux sur ma nuque, et les retint avec la chaîne. Ah, maintenant, vous paraissez plus frais et plus à l’aise, dit-elle en sautant devant moi.

Sa petite tunique couvrait à peine ses sous-vêtements, et elle dansait jambes nues, avec des sandales retenues par une simple boucle.

— Merci, merci infiniment, dis-je en m’inclinant profondément. Oh, je regrette de ne rien avoir, je ne sais pas où je… Comment aurais-je pu me procurer le moindre objet de valeur sans le voler ? J’éprouvai de la honte en regardant le foulard. Ah, je vous donnerais bien ceci…

— Je ne veux rien de vous ! dit-elle en posant une petite main sur la mienne et sur le foulard. Souriez encore !

Et comme j’obtempérais, elle éclata de rire.

— Je vous souhaite du bonheur pour toute la vie, dis-je. J’aimerais pouvoir vous embrasser.

Elle se dressa sur la pointe des pieds, jeta ses bras à mon cou, et me planta sur la bouche un baiser voluptueux qui éveilla toutes les molécules de mon corps. Je tremblais, incapable de l’écarter de moi, mais devenant au contraire son esclave absolu. Tout cela dans la rue vivement éclairée, caressé par le vent de la mer, avec des centaines de gens qui circulaient de part et d’autre.

Quelque chose vint me distraire. Un appel. Rachel m’appelait. Elle était tout près, et elle pleurait.

— Je dois partir, maintenant, jolie et charmante demoiselle.

Je l’embrassai encore avant de reprendre ma route, en essayant de me rappeler qu’il fallait marcher d’un pas humain.

Le baiser de la fille avait eu sur moi l’effet d’un verre de vin sur un mortel. Je riais tout seul. J’étais si heureux d’être vivant que j’éprouvai même un élan de compassion pour tous ceux qui avaient pu mal agir envers moi. Mais il passa vite, la haine était trop bien ancrée dans mon caractère.

Toutefois, ces gens doux et amicaux allaient peut-être l’atténuer.

En approchant des terrasses-Jardins de l’immeuble, je levai les yeux vers ses glorieuses hauteurs. Puis j’escaladai rapidement la clôture et courus dans l’allée, me rendant à peine compte que j’avais franchi une grille de sécurité pour atteindre les portes de chez Rachel.

Rachel descendait tout juste d’une imposante limousine blanche. Ritchie, le fidèle chauffeur, la tenait par le bras. Il était nerveux, mais silencieux. Ni reporters ni personne alentour. Seulement le personnel de l’immeuble en uniforme blanc, et le vent qui ébouriffait les lys d’Afrique violets.

Je me retournai pour regarder la mer ; elle s’étendait à l’infini sous les nuages blancs. Pour moi, c’était comme le paradis. Dans l’autre direction, je vis une baie découpée dans les terres. Une eau de rêve, plus scintillante, et au-delà, des tours de lumière.

Que j’aimais ce monde !

En m’approchant d’elle, je babillais de joie.

— Regardez, Rachel, nous sommes tout entourés d’eau, dis-je. Et on voit bien le ciel, si haut ! Regardez les nuages qui roulent et qui se lovent. On peut voir leurs formes et leur blancheur comme s’il faisait jour.

Elle était rigide. Le regard figé.

Je lui donnai le foulard et lui en entourai les mains.

— Voici le foulard. Il était sur le lit d’Esther.

Elle secoua la tête. Elle voulait parler. Elle et le sombre Ritchie me dévisageaient, en état de choc.

— Je ne me suis jamais évanouie de ma vie, dit-elle. Mais je crois que c’est pour maintenant.

— Non, ce n’est que moi. Je suis revenu. J’ai vu Gregory, je sais ce qu’il manigance, et voici le foulard. Ne vous évanouissez pas.

Les portes de verre s’ouvrirent en grand. Des employés la précédèrent avec son sac de cuir et une autre valise que je n’avais pas encore vue. Ritchie me dévisageait en hochant la tête. Son visage ridé exprimait la colère.

Puis elle s’approcha.

— Vous voyez, murmurai-je. Tout ce que je vous ai raconté était vrai.

— Vraiment ? soupira-t-elle, blême.

— Venez, entrons, dit Ritchie. Il la souleva et la porta devant moi jusqu’à l’ascenseur. Tout vieux qu’il était, il la portait facilement dans ses bras.

— Laissez-moi entrer, dis-je alors que les portes se refermaient.

Mais Ritchie fixa sur moi un regard courroucé, appuya violemment sur le bouton, et m’empêcha d’entrer.

— Très bien, comme vous voudrez.

Je les retrouvai en haut. Il ne s’agissait que d’une bonne cavalcade dans l’escalier pour faire la course, comme quand j’étais gamin.

Éberlué et furieux, portant toujours Rachel qui me dévisageait fixement, Ritchie se précipita vers la porte et mit la clé dans la serrure. Les employés entrèrent avec les bagages.

— Posez-moi à terre, Ritchie, dit-elle. Tout va bien. Attendez en bas, et emmenez les autres avec vous.

— Rachel ! dit-il.

Il était dévoué, il souffrait. Ses vieux doigts déformés se crispaient comme pour se battre.

— Pourquoi avez-vous tellement peur de moi ? demandai-je. Vous croyez que je lui veux du mal ?

— Je ne sais que penser, répondit-il d’une voix rauque, âgée. Mais je ne crois pas.

Elle me fit entrer.

— Allez-vous-en tous, ordonna-t-elle.

J’aperçus une suite de pièces superbes, dont certaines donnaient sur la mer et d’autres sur un jardin, semblable à celui de ma jeunesse ou à celui de cette ville grecque du bord de mer où j’avais été très malheureux, puis très heureux. J’étais ébloui.

L’enchantement de ce lieu, la chaleur, les fenêtres où s’encadrait le paradis sont presque impossibles à décrire. J’étais inondé d’amour, et je crois que le souvenir de Zurvan m’effleura, non pas avec des mots, mais avec des révélations. Purifié par l’amour, je me sentais détendu. Je comprenais qu’il pouvait exister un monde où la seule vertu était l’amour. Un sentiment de bien-être m’envahit. Mais je ne tentai pas de rappeler le moindre souvenir.

Partout des voilages blancs voletaient au vent. Le jardin explosait de grandes fleurs rouges africaines, d’exquises vignes vierges violettes, et d’arbres aux feuillages en dentelle qui dansaient mollement dans la brise captive. L’air était saturé du parfum des fleurs.

Rachel claqua la porte sur ceux qui sortaient, y compris son angélique chauffeur, ferma le verrou, ajusta une petite chaîne, puis me regarda.

— Vous me croyez, à présent ? demandai-je.

Elle se pencha vers moi.

— Laissez-moi vous tenir.

Elle bascula doucement contre moi.

— Portez-moi sur mon lit, dit-elle. Là, par le jardin, puis là-bas, à gauche.

Elle mit ses bras autour de mon cou. Elle était légère, parfumée, tendre.

C’était la plus merveilleuse chambre, donnant sur la mer de trois côtés. Un souvenir de chaleur m’envahit brusquement. Où avais-je vu de tels nuages et, jetées parmi eux dans la lumière rayonnante, les étoiles, douces et amicales ?

Je la déposai sur un immense lit couvert de soie ; une couleur d’or pâle semblait nichée dans toutes les étoffes, les tentures ou les objets ; la pièce était meublée de sièges profonds. Un luxe oriental.

Je humai le sel, la douceur parfumée de Rachel. Je baissai mon regard sur son visage lisse et pur. Aussi tendrement que je pus, je lui baisai le front.

— N’ayez pas peur, ma chérie. Tout ce que je vous ai dit était vrai. Il faut me croire, et me dire tout ce que vous savez sur Esther et Nathan.

Elle fondit en larmes et se détourna, faible et tremblante, pour enfouir son visage dans les oreillers. Je m’assis et étalai sur elle une courtepointe en soie, ornée de fleurs françaises.

— Non, dit-elle. De l’air. Embrassez-moi encore. Serrez-moi. Restez avec moi.

— Je vous tiens dans mes bras. Mes lèvres touchent votre front, votre joue, votre menton, votre épaule, votre main…

Je ne lui résistais qu’à grand-peine. J’avais envie de défaire ses jolis vêtements, de la soumettre à mon pouvoir.

Je pressai doucement son fragile poignet. Elle se mourait.

— N’ayez pas peur de moi, ma bien-aimée. Sauf si cela apaise la douleur… cela arrive parfois.

En réponse, elle se retourna et m’embrassa, attirant ma tête contre la sienne pour pouvoir enfoncer sa langue dans ma bouche. C’était un baiser voluptueux, empli de passion et d’abandon. Je l’embrassai ardemment. Je sentais ses hanches contre moi. Je sentais mon corps se bander.

Il fallait que je la possède, que je la rende heureuse. Le monde me ferait connaître mon pouvoir en cela comme il l’avait fait pour tout le reste. Si je perdais tout pouvoir entre ses bras, qu’il en soit ainsi.

Il y avait là trop de chaleur humaine pour autre chose que l’amour charnel. Le ciel, les étoiles enchanteresses, les nuages blancs – tout cela l’imposait.

Le sortilège de Babylone
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